"Ministre et maire, Gérald Darmanin risque de délaisser une des deux fonctions", selon Jean-François Kerléo, professeur de droit public
Réélu maire de Tourcoing dès le premier tour des municipales, le ministre de l’Action et des comptes publics Gérald Darmanin a choisi de cumuler, au moins temporairement et avec la bénédiction présidentielle, son mandat local et son poste au gouvernement. Selon Jean-François Kerléo, directeur scientifique de l’Observatoire de l’éthique publique, cette décision pose un certain nombre de difficultés concrètes.
Un pied à Paris, un autre à Tourcoing. En cumulant, au moins pour un temps, son poste à Bercy avec son fauteuil de maire — le conseil municipal de Tourcoing a acté sa réélection le samedi 23 mai dernier — Gérald Darmanin renoue avec une pratique initialement proscrite au sein du gouvernement dirigé par Edouard Philippe. Une erreur doublée d’un mauvais signal envoyé à l’opinion, selon le professeur des universités en droit public, Jean-François Kerléo.
Capital : En septembre 2019, Edouard Philippe déclarait qu’un ministre de son gouvernement ne pourrait pas cumuler avec la tête d’un exécutif local, conformément à la fameuse “jurisprudence Jospin”, mise en place pour la première fois en 1997. Six mois plus tard, cette promesse est "oubliée" au profit de Gérald Darmanin ? Qu’en pensez vous ?
Jean-François Kerléo : Le problème, c’est qu’il s’agit d’une règle non-écrite. Puisque l’interdiction du cumul entre la tête d’un exécutif local et un ministère n’est pas inscrite dans la loi, il est difficile de jeter la pierre à Emmanuel Macron et son gouvernement. Sous le quinquennat de François Hollande, l’Elysée avait posé un principe identique : et pourtant, Jean-Yves Le Drian, l’actuel ministre des Affaires étrangères, n’avait pas eu à choisir entre sa place au gouvernement et la présidence du conseil régional de Bretagne.
Capital : Gérald Darmanin sera-t-il le seul à bénéficier de cette autorisation exceptionnelle, et, selon Matignon, temporaire ?
Jean-François Kerléo : Difficile à prévoir, mais il y a incontestablement un risque d’effet boule de neige. S’il s’estime en position de le faire, le ministre de la Culture Franck Riester, réélu maire de Coulommiers dès le premier tour, aura beau jeu d’aller taper à la porte d’Emmanuel Macron, en lui réclamant l’autorisation de cumuler son mandat local avec la Rue de Valois. Quid du premier ministre, Edouard Philippe ? Pourrait-il lui aussi cumuler Matignon et la mairie du Havre, en cas de réélection le 28 juin ? Cela paraît improbable vu l’ampleur et la symbolique de sa tâche, mais sait-on jamais.
Capital : Les députés ont donc l’interdiction de cumuler leur mandat parlementaire avec la tête d’un exécutif local, mais pas les ministres…
Jean-François Kerléo : J’ai du mal à admettre la différence qui est faite entre le gouvernement et le parlement. Dans la mesure où les parlementaires sont astreints à un non-cumul depuis la loi sur la transparence de la vie publique de février 2014, ce “deux poids deux mesures” me paraît injustifiable. Même si le poste de ministre est, par nature, plus provisoire que le mandat du parlementaire, qui a l’assurance de demeurer en poste pendant toute la durée du quinquennat. En ce sens, on peut comprendre qu’un membre du gouvernement se réserve une porte de sortie.
Capital : Pour justifier le cumul, on entend fréquemment l’argument selon lequel un ministre a besoin d’ancrage local pour assurer efficacement sa mission nationale. Quel est votre position là-dessus ?
Jean-François Kerléo : Je ne crois pas beaucoup à cette histoire d’ancrage local. Si vous regardez le parcours des ministres, vous constaterez que la plupart sont passés par l’échelon local avant d’atteindre le sommet de l’Etat. Ceux-là n’ont donc pas besoin de cumuler avec un mandat local, une fois ministre. D’autant que cela pose des problèmes très concrets, l’emploi du temps par exemple.
Capital : C’est-à-dire ?
Jean-François Kerléo : J’estime que si un ministre a le temps de faire le travail d’un maire, a fortiori d’une grande ville, c’est qu’il ne tient pas son ministère correctement. Que les manettes sont en partie laissées aux membres de cabinet, aux directions administratives. Il y a forcément une des deux fonctions, maire ou ministre, qui est délaissée, surtout qu’on ne cesse d’entendre que la gestion d’un portefeuille au gouvernement est un véritable marathon. On court donc le risque d’un cumul uniquement symbolique : le ministre détient l’étiquette de maire, mais le travail local est délégué aux adjoints… Où l’inverse.
En France, il y a une tradition du cumul
Capital : L’opinion publique est-elle suffisamment lucide sur les risques qu’entraîne ce genre de cumul ?
Jean-François Kerléo : Malheureusement, il y a un imaginaire collectif qui veut qu’on est légitime au gouvernement lorsqu’on possède un mandat local, alors qu’il n’y a pas de connexion. En France, il y a une tradition du cumul qui perdure. Si les Français n’acceptaient pas, dans leur majorité, cette pratique, s’ils considéraient qu’un ministre doit se consacrer entièrement à ses fonctions, ils n’auraient pas élu Gérald Darmanin dès le premier tour, et le premier ministre Edouard Philippe ne serait pas arrivé en tête au Havre. Je pense que les électeurs votent, au contraire, par priorité pour les personnalités qui ont un rayonnement national.
On observe également que les élus qui se retrouvent en échec au niveau national ont tendance à en payer le prix à l’échelon local. C’est visible avec Gérard Collomb, qui a finalement tout perdu à Lyon après son expérience mitigée au ministère de l’Intérieur. À l’inverse, les statures nationales d’Edouard Philippe et Gérald Darmanin ont plutôt tendance à favoriser leur succès électoral à l’échelon local.
Capital : Le cumul des ministres avec un mandat local n’entraîne-t-il pas un conflit d’intérêt ?
Jean-François Kerléo : Si, c’est bien le cas. En l’espèce, il s’agit d’un conflit d’intérêt public-public. La loi sur la transparence de 2013 définit les conflits d’intérêts comme une interférence entre un intérêt public et un intérêt privé, ou public. Le problème, c’est que ce genre de conflits d’intérêts sont difficiles à démontrer et donc très rarement sanctionnés. Il peut par exemple s’agir d’un ministre de la justice qui, contre toute logique, maintient un tribunal dans sa commune en réformant la carte judiciaire. Le problème, c’est que cela reste une décision politique, très difficile à contester sur un fondement juridique précis.
Quoi qu’il en soit, les conflits d’intérêts ne constituent pas un délit pénal, contrairement à la corruption où la prise illégale d’intérêts. Les seules sanctions prévues pour les conflits d’intérêts sont celles qui sont assorties aux mécanismes de prévention, c’est-à-dire la déclaration à la Haute autorité pour la transparence (HATVP). En cas de non-respect des obligations déclaratives, une sanction pénale est bien prévue. En revanche, une situation de conflit d’intérêts n’entraîne pas de poursuites pénales automatiques, sauf à démontrer qu’il y a prise illégale d’intérêts ou favoritisme. Ce qui, encore une fois, paraît extrêmement délicat dans le cadre d’une décision politique.
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Publié le 03/06/2020 ∙ Média de publication : Capital
L'auteur
Jean-François Kerléo
Vice-président