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Pourquoi l'Élysée a aidé Claude Guéant à payer ses frais de justice ?

Depuis une loi de 1983, l’Etat est en effet tenu d’aider à se défendre les fonctionnaires mis en cause dans leurs fonctions, même s’ils ont pris leur retraite. En 2019, il a ainsi dépensé 160 000 euros et provisionné 480 000 euros.

Pourquoi l'Élysée a aidé Claude Guéant à payer ses frais de justice ?
Claude Guéant devant l’église Saint-Sulpice, à l’occasion des funérailles de Jacques Chirac, à Paris, le 26 septembre 2019. MARTIN BUREAU / AFP

« Une zone grise à l’aune de l’éthique. » L’Observatoire de l’éthique publique considère, dans une note du mercredi 12 août, qu’il est plus que temps d’encadrer la protection juridique dont jouissent les collaborateurs du président de la République. En substance, écrit Emmanuel Aubin, professeur de droit public à l’université de Poitiers, membre de l’Observatoire et auteur du texte, les agents publics qui travaillent au palais de l’Elysée sont aujourd’hui probablement mieux traités que les autres. Pourquoi ? « En raison, explique M. Aubin, d’un manque de transparence sur les conditions de prise en charge et les limites de la prise en charge de leurs frais de justice. »

L’affaire débute le 29 juillet, lorsque la Cour des comptes rend public son rapport annuel sur la gestion financière de la présidence. En 2019, constate-t-elle, l’Elysée a dépensé 160 000 euros (et provisionné 480 000 euros) pour payer les frais de justice de ses collaborateurs et anciens collaborateurs. L’année précédente, ce montant n’était que de 2 400 euros.

Quelques jours plus tard, France Inter a révélé que Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012), et Emmanuelle Mignon, directrice de cabinet du chef de l’Etat au même moment, faisaient partie des agents qui bénéficiaient de cette aide. L’un et l’autre sont mis en cause dans une affaire qui a débuté en 2009, celle des sondages de l’Elysée. La justice soupçonne des irrégularités dans la commande de sondages par le cabinet de M. Sarkozy.

Le 27 août 2019, Claude Guéant et Emmanuelle Mignon ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel pour « favoritisme » et « détournement de fonds publics par négligence ». Si les dépenses engagées par l’Elysée ont explosé l’an passé, cependant, c’est surtout qu’elles dépendent des à-coups de la procédure judiciaire.

 

« La protection fonctionnelle »

Des dépenses légales. Depuis une loi de 1983, l’Etat est en effet tenu d’aider à se défendre les fonctionnaires mis en cause dans leurs fonctions, même s’ils ont pris leur retraite (depuis une loi de 2016). Les collaborateurs du président de la République – qu’ils soient fonctionnaires ou contractuels – comme les autres. On appelle cela la « protection fonctionnelle ».

En revanche, si le fonctionnaire a commis une faute personnelle, l’aide n’est pas due. L’Elysée l’a d’ailleurs déjà refusée. Ce fut le cas de l’affaire de la cellule d’écoute de l’Elysée, qui a concerné d’anciens collaborateurs de François Mitterrand, entre 1983 et 1986. Plus récemment, les frais de justice d’Alexandre Benalla, ancien chargé de mission d’Emmanuel Macron mis en cause dans de nombreuses affaires, n’ont pas non plus été pris en charge par l’Elysée.

Mais qu’en est-il en dehors de ces cas sensibles ? « Mystère », s’étonne M. Aubin. Pour le professeur, l’Elysée semble avoir « une conception trop large de la protection juridique ». Car, rappelle-t-il, il est possible non seulement de refuser, mais aussi de stopper une aide financière déjà engagée. Or, le professeur estime que la présidence n’exerce pas ce droit. Et, rappelle-t-il, des frais engagés à tort sont perdus. Car un agent condamné n’est pas tenu pour autant de rembourser l’aide de l’Etat. « Il peut tout de même apparaître curieux, pointe René Dosière, président de l’Observatoire de l’éthique publique, que le contribuable paie les frais de défense d’un agent qui serait condamné pour avoir détourné de l’argent public… » L’Observatoire demande donc de modifier la loi. Il demande également que l’Elysée respecte plus strictement les conditions de cette protection.

 

Instruction interne « sérieuse et transparente »

L’Elysée, rejetant l’accusation de manque de transparence, répond point par point. La procédure d’octroi de la protection fait l’objet d’une instruction interne « sérieuse et transparente », confie-t-on dans l’entourage du chef de l’Etat. En substance, il y a des cas où la faute personnelle ne fait pas de doute, et l’aide est refusée. Dans les autres cas, « c’est à la justice d’apprécier les choses. L’Elysée n’a pas vocation à se substituer au juge ».

Par ailleurs, comme cela a été promis à la Cour des comptes, la protection fonctionnelle sera dorénavant accordée « de manière plus restrictive », réservée aux personnels en fonction, et non plus à ceux qui sont partis. « Un premier pas », note M. Aubin, considérant cependant qu’il sera « un peu baroque » de distinguer ceux qui jouissent du statut de la fonction publique, et sont donc toujours protégés, des autres.

Enfin, l’Elysée se montre ouvert à l’idée d’étudier tout ce qui permettrait de récupérer l’argent engagé lorsque le fonctionnaire a été condamné pour une faute séparable de la fonction. Et modifier la loi ne sera peut-être pas nécessaire, si certains « mécanismes juridiques, comme l’action récursoire » pouvaient permettre d’y parvenir.

 

« Débat à ouvrir »

Deuxième organisation représentative des agents, la CFDT Fonctions publiques rappelle que la protection juridique des fonctionnaires, « c’est la loi. On peut trouver cela choquant dans certains cas, concède Mylène Jacquot, secrétaire générale, mais en droit, il n’y a pas de morale. Il n’y a que du droit ».

La CFDT n’est cependant pas opposée à ce que ce dispositif soit discuté à nouveau. « La question est posée de la limitation de cette protection. C’est très compliqué, mais c’est peut-être un débat à rouvrir », poursuit Mme Jacquot en évoquant la possibilité de rembourser les frais avancés en cas de condamnation.

Côté politique, Charles de Courson, député centriste de la Marne, vice-président de la commission des finances à l’Assemblée nationale, n’y est pas opposé non plus. Lui aussi commence néanmoins par rappeler qu’« il est normal que, lorsqu’un agent est attaqué pour des faits commis dans ses fonctions, il bénéficie d’une protection. On ne peut pas laisser les fonctionnaires se défendre seuls ». Pour le député, tout dépend si l’acte qui a entraîné une condamnation peut être détachable ou non des fonctions. Si c’est le cas, « si le fonctionnaire a abusé de son pouvoir », précise M. de Courson, il ne devrait pas y avoir de protection juridique. Et comme « c’est le juge qui le dit », la question de son remboursement pourrait donc être posée.

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Publié le 14/08/2020 ∙ Média de publication : Le Monde