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Note #24

Un cadre juridique et déontologique pour un recours vertueux de l’État aux cabinets de conseil

L’État fait régulièrement appel à des cabinets de conseil ou d’expertise pour l’accompagner dans ses missions. L’objectif de l’externalisation est de réduire les coûts tout en accédant à une expertise renforcée. Ce phénomène n’est pas nouveau et présente un intérêt indéniable. Certaines pratiques révèlent toutefois des abus, lesquels appellent une réforme du cadre juridique applicable aux marchés d’expertise ou de conseil.

Après les rapports de la Cour des comptes (2014), de l’Assemblée nationale (2022) et celui de la commission d’enquête du Sénat (2022), l’Observatoire de l’éthique publique a décidé de faire ses propres propositions, principalement axées sur une refonte du droit de la commande publique, pour améliorer le cadre juridique et le contrôle du recours aux cabinets de
conseil.
L’externalisation (« outsourcing » pour sa version anglaise) n’est pas un phénomène nouveau. Sous l’Ancien Régime déjà, l’État n’hésitait pas à confier à des personnes privées le soin de réaliser des opérations relevant en principe de sa compétence. On peut, par exemple, évoquer les concessions de canaux ou les concessions de dessèchement des marais qui apparaissent au XVIème siècle1. Son intérêt est toujours le même : l’externalisation est utilisée lorsque le recours à un prestataire extérieur semble plus pertinent que l’exécution directe par les services de l’administration. Ce constat vaut pour l’ensemble des personnes publiques, qu’elles soient nationales ou locales.
En principe, lorsque les personnes publiques décident de « faire faire », elles peuvent poursuivre deux objectifs différents, lesquels peuvent se combiner. Il peut s’agir, en premier lieu, de la recherche d’une réduction des coûts. C’est le cas lorsque la personne publique considère que le coût de l’externalisation sera plus faible que celui d’une gestion directe. Il peut également s’agir, en second lieu, de faire appel à l’expertise de prestataires extérieurs lorsque la personne publique ne dispose pas des ressources humaines et matérielles nécessaires pour réaliser les tâches demandées. L’investissement public (en
temps et en argent) pour acquérir de telles ressources serait trop important comparé au coût que représente le recours à un prestataire extérieur. À moins de considérer que la sphère publique devrait tout faire, l’externalisation apparaît donc comme un phénomène logique au sein d’un État libéral, le « faire faire » devant permettre de mieux faire.
La difficulté provient toutefois de l’usage qui en est fait. Le recours à l’externalisation s’est fortement développé au cours des trois dernières décennies, accompagnant les mutations plus générales de l’action publique. Or, ce recours massif à l’externalisation s’est accompagné d’un dévoiement de cette dernière : il n’est désormais plus rare que les pouvoirs publics aient recours à l’externalisation sans que cette utilisation ne soit objectivement justifiée (que ce soit par une réduction des coûts ou par l’accès à une compétence technique extérieure à l’administration). Les pratiques qui en résultent sont fortement discutables dans la mesure où elles engagent indûment des deniers publics.

Toutes les personnes publiques sont susceptibles de recourir à l’externalisation et d’en faireune utilisation abusive, mais c’est avant tout l’État qui est pointé du doigt. De plus, si l’externalisation concerne des prestations diverses qui, pour reprendre la typologie classique du code de la commande publique, s’inscrivent dans le triptyque travaux, fournitures ou services, certaines d’entre elles concentrent les critiques. Ainsi, en février 2021, la députée Véronique Louwagie a présenté une communication dans le cadre de la mission Santé sur le recours à des cabinets de conseil par le ministère de la santé face à la pandémie de COVID-19. Elle s’y « étonne [...] de la fréquence et de la nature de certaines prestations commandées ». La première année de la pandémie a conduit le ministère à solliciter massivement des cabinets de conseil avec plus d’une commande toutes les deux
semaines et certaines prestations étonnantes (par exemple un « appui en réponse aux questions parlementaires et de la Cour des comptes »).
Le rapport d’information du 19 janvier 2022 de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale concernant les « différentes missions confiées par l’administration de l’État à des prestataires extérieurs (outsourcing) » met également l’accent sur les problématiques issues du recours aux cabinets de conseil (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b4928_rapport-information ). Le recours abusif à l’externalisation semble donc davantage concerner le recours aux cabinets de conseil que les autres catégories de prestations.
Face à ces critiques, la ministre de la transformation et de la fonction publique a annoncé en janvier 2022 qu’une circulaire serait publiée pour permettre une réduction de 15% au moins des dépenses en conseil de stratégie. Celle-ci a été adoptée le 19 janvier par le premier ministre Jean Castex mais n’est pas entièrement satisfaisante (voir la tribune de Raphaël Maurel : https://www.observatoireethiquepublique.com/raphael-maurel-gestion-de-letat-il-est-necessaire-de-recenser-les-competences-internes-pour-eviter-le-recours-aux-cabinets-prives/ ). Non seulement aucune obligation de transparence n’est prévue dans la circulaire mais surtout rien ne permet le contrôle du respect de la réduction du recours aux cabinets de conseils réclamée par le texte.
Dernièrement, le Sénat s’est saisi de la question en lançant une commission d’enquête « sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » en novembre 2021 (Rapport n°578 du 16 mars 2022, fait au nom de la commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques sur « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques »). Il a le mérite de chiffrer les dépenses de conseil de l’État « au sens large » et de révéler l’ampleur du phénomène. Ces dépenses ont été de plus d’un milliard d’euros pour la seule année 2021 « dont 893,9 millions pour les ministères et 171,9 millions
pour un échantillon de 44 opérateurs ». Le rapport précise également que, si cette forme d’externalisation est relativement ancienne et peut être rattachée à la réforme générale des politiques publiques (RGPP) engagée en 2007, « les dépenses de conseil des ministères ont plus que doublé » entre 2018 et 2021, avec une augmentation de 45% pour cette seule année. Les abus et les situations problématiques relevées sont nombreux et appellent des réponses plus fortes que celles contenues dans la circulaire du Premier ministre. Surtout, le rapport dresse une liste de 19 réformes qui permettraient de mieux encadrer le recours à l’externalisation.
Si nous partageons les constats et les propositions de la commission d’enquête sénatoriale, nous avons souhaité en ajouter quelques-unes, proposer d’autres pistes et préciser les modalités de réalisation de certains points retenus. Cette note s’appuie largement sur le droit positif de la commande publique qui, selon nous, peut être réformé rapidement en vue d’intégrer les spécificités des contrats avec les cabinets de conseils, voire en vue de définir un droit spécial de la commande publique pour les expertises de conseils.
Afin que l’externalisation demeure une pratique vertueuse, le nouveau cadre applicable aux marchés de conseil ou d’expertise devrait reposer sur une sécurisation renforcée de l’externalisation, que ce soit en amont ou en aval de la passation de ces contrats. Ce cadre nécessite également que de nouvelles règles soient adoptées pour repenser notre manière d’appréhender l’expertise d’État.

Fichiers

Publié le 06/04/2022

L'auteur

Jean-François Kerléo

Jean-François Kerléo

Vice-président

L'auteur

Mathias Amilhat

Mathias Amilhat

Directeur du département Éthique publique